#rethink : Corps sous GLP-1, Esprit sous stimulants et anxiolytiques, Cerveau sous IA : comment ces prothèses nous évitent de réformer le réel.
Contourner la refonte des systèmes, ou la rendre enfin possible ? Et pourquoi apprendre à jouer avec les vitesses ?
En 2035, la routine de Lise, 42 ans, consultante dans un grand cabinet, et de Bruno, gérant d’une société de gardiennage, tient en trois gestes simples. Une injection hebdomadaire de GLP-1 pour stabiliser un poids qu’ils ne parvenaient plus à contrôler. Un comprimé de stimulant les jours de grosse charge pour compenser une attention en lambeaux, souvent complété d’un anxiolytique le soir pour calmer la machine. Et, du matin au soir, un assistant d’IA générative qui rédige les comptes rendus, résume les rapports clients et prépare des offres ou des présentations.
« Je ne pourrais pas tenir sans tout ça », lâche Lise en rangeant son stylo connecté.
« Sans mon combo IA/GLP-1/Xanax et parfois ma Ritaline, je serais obligé de mettre la clé sous la porte », assène Bruno. Ni Lise ni Bruno ne sont malades au sens classique ; ils sont simplement adaptés à leur environnement.
En une dizaine d’années, un triptyque s’est imposé silencieusement pour aider les individus à rester fonctionnels dans des systèmes qui changent, eux, beaucoup plus lentement : GLP-1 pour le corps, psychotropes et/ou stimulants pour la psyché, IA générative pour la cognition. Ce que la décennie a révélé, ce n’est pas seulement l’essor de ces prothèses. C’est surtout ceci : plus nos corps, nos esprits et nos cerveaux s’équipent, plus nous repoussons la réforme du réel.
Une médecine et une tech d’abord conçues pour « tenir »
Les agonistes du GLP-1, comme Ozempic ou Wegovy, ont d’abord été décrits comme une révolution médicale. Perte de poids spectaculaire, amélioration des marqueurs métaboliques, réduction des risques cardiovasculaires. Sur le papier, un tournant majeur face à une crise d’obésité devenue structurelle.
Dans la pratique, la promesse a été plus prosaïque : permettre à des millions de personnes de vivre au sein d’un environnement obésogène sans en payer le prix plein. Alimentation ultra transformée omniprésente, horaires morcelés, temps de transport allongés, inégalités sociales, sédentarité intégrée dans l’urbanisme et les métiers.
Les injections de GLP-1 ont agi comme une sorte de frein d’urgence. On n’a pas changé la route. On a simplement donné de meilleurs freins à ceux qui la parcourent. Le réel, lui, reste le même. Résultat implicite : tant que les courbes de poids s’améliorent, la pression politique pour transformer l’offre alimentaire, les mobilités, les conditions de travail reste contenue. Le corps appareillé absorbe ce que l’environnement ne corrige pas.
Même logique côté psyché. Les antidépresseurs, anxiolytiques, hypnotiques se sont imposés comme amortisseurs de la souffrance psychique dans un contexte de stress chronique, d’incertitude économique, de solitude numérique. Les psychostimulants, eux, ont dépassé le cadre du TDAH pour glisser dans les trous de la performance: concours, études sélectives, métiers à flux tendu.
« On est passé du médicament qui soigne au médicament qui permet de tenir la cadence », résume un psychiatre hospitalier. « La frontière entre besoin thérapeutique et optimisation de la performance est devenue floue. » Là encore, le message implicite aux organisations est clair : tant que l’individu tient, même sous traitement, le système n’a pas d’urgence vitale à se réformer.
Enfin, l’IA générative a joué dans le registre cognitif le rôle que les psycho-stimulants jouent dans le registre neurochimique. Rédiger plus vite, répondre à plus de mails, synthétiser plus de documents, produire plus de contenus. ChatGPT et ses dérivés n’ont pas simplifié l’environnement informationnel. Ils ont offert un exosquelette pour y survivre.
Au lieu de réduire le volume d’emails, de réunions ou de reportings, on en a produit davantage, en se disant que l’IA suivrait. La surcharge est restée, parfois amplifiée.
Le cerveau assisté a permis d’éviter de poser la question la plus simple et la plus explosive : de quoi peut-on se passer ?
Dans les trois cas, la logique est la même : augmenter la capacité d’adaptation individuelle à un environnement qui, lui, reste largement inchangé. Corps sous GLP-1, esprit sous stimulants ou anxiolytiques, cerveau sous IA. Et, pendant ce temps, le réel continue de tourner, souvent, sur son ancien logiciel.
Double adaptation, vitesses désalignées
Pourtant, réduire cette histoire à une simple « individualisation des solutions » serait trop court. Les systèmes se sont eux aussi mis en mouvement.
Les autorités de santé ont révisé leurs recommandations, négocié les remboursements des GLP-1, renforcé le suivi des prescriptions de psychotropes et des psycho-stimulants, tenté de structurer des filières de prévention. Les États ont produit des textes sur l’IA, discuté de transparence, de responsabilité, de protection des données. Les entreprises ont réorganisé certains processus, créé des « chartes IA », multiplié les programmes de bien-être et les cellules de soutien psychologique.
Autrement dit, l’adaptation est double :
1. Individuelle, via des prothèses pharmaco-numériques.
2. Systémique, via la transformation lente des règles, des institutions, des normes, des infrastructures.
Lire l’article “ Global Anorexie 2030 : de l’Ozempic à la Grande Désincarnation de l’Humain (GDH) “ dans le GEAB (Global Europe Anticipation Bulletin) #196 - juin 2025 et aussi #rethink : Les silhouettes de la faim dans prosilience - juin 2025
La fracture est ailleurs : dans la vitesse.
Les médicaments innovants et les IA génératives se diffusent à grande allure, portés par les marchés, les attentes des patients, les promesses de productivité, les effets de réseau. Les systèmes politiques, éducatifs, organisationnels, eux, avancent au rythme des consultations, des commissions, des arbitrages budgétaires, des compromis culturels.
Entre les deux, il y a l’humain, avec son tempo propre. Sa capacité à intégrer, à donner du sens, à transformer ses identités et ses relations. Ce tempo n’a rien à voir avec celui des mises à jour logicielles.
Résultat : les solutions individuelles arrivent en premier. Elles jouent le rôle d’amortisseur, souvent indispensable. Mais plus les systèmes tardent à se transformer, plus ces prothèses risquent de devenir le mode de fonctionnement par défaut, et plus elles desserrent l’étau qui pousserait à réformer le réel.
C’est le paradoxe que résume une DRH d’un grand groupe industriel, jamais interviewée officiellement : « Comme nos salariés tiennent, grâce aux médicaments, à l’IA et à des bricolages individuels, la pression pour changer l’organisation reste supportable. Donc elle ne change pas assez vite. »
Amortisseur ou solution : la ligne rouge invisible
Pour les organisations, la question n’est plus uniquement technologique ou médicale. Elle est politique et stratégique.
Traiter le triptyque GLP-1, psychotropes/stimulants, IA comme une solution revient à se satisfaire d’indicateurs superficiels. Un absentéisme « maîtrisé », mais au prix d’une consommation élevée de pharmacologie. Une productivité en hausse, mais soutenue par des salariés qui externalisent une partie de leurs tâches à des IA sans que les processus sous-jacents soient repensés. Un poids moyen stabilisé, mais dans des quartiers où l’offre alimentaire reste dominée par le gras, le sucré, le sel et le rapide.
À court terme, ces amortisseurs réduisent la souffrance, la fatigue, la saturation cognitive. À moyen terme, ils peuvent pérenniser des systèmes qui, sans eux, seraient devenus manifestement intenables. Les prothèses n’incitent pas à réformer le réel. Elles le rendent supportable, parfois trop.
Mettre les horloges à l’heure : synchroniser les tempos
L’enjeu de gouvernance devient alors un jeu de vitesses. Il ne s’agit pas de refuser les prothèses, ni de sacraliser une forme de « pureté » non appareillée. Il s’agit de les utiliser pour gagner du temps, tout en investissant ce temps dans des transformations structurelles.
En santé au travail, cela suppose de considérer les chiffres de consommation de psychotropes et des psychostimulants comme un indicateur de dysfonctionnement organisationnel, pas comme un bruit de fond.
Derrière chaque comprimé, une question : pourquoi a-t-on besoin de
cette béquille pour que le système continue de tourner ?
En transformation numérique, l’introduction de l’IA devrait être l’occasion de supprimer des tâches inutiles, de simplifier les circuits de validation, de clarifier ce qui compte vraiment, plutôt que de simplement accélérer un flux déjà absurde. L’IA ne devrait pas servir à adapter le cerveau au chaos, mais à réduire le chaos.
En santé métabolique, l’accès aux GLP-1 ne devrait pas dispenser d’agir sur la qualité de l’offre alimentaire, l’urbanisme, les temps de trajet, la possibilité réelle de bouger au quotidien. Sinon, l’injection hebdomadaire devient la taxe silencieuse que chacun paie pour habiter un environnement pathogène, sans que cet environnement soit vraiment questionné.
À chaque fois, la question clé est la même : le gain de temps obtenu grâce au médicament ou à l’IA est-il réinvesti dans la transformation du système, ou simplement consommé pour absorber davantage de contraintes à l’instant T ?
Accepter que l’humain reste la couche la plus lente
Derrière ces arbitrages, il y a un rappel simple, souvent occulté par l’enthousiasme technologique : la couche humaine restera la plus lente. Lente à apprendre vraiment, à changer de représentations, à intégrer des pratiques durables, à refonder des relations de travail ou des façons d’habiter un territoire.
Tenter d’aligner l’humain sur la vitesse des marchés ou des innovations revient à traiter cette lenteur comme un défaut. Or elle peut devenir une ressource. Le temps nécessaire pour douter, résister, réévaluer, refuser certaines trajectoires.
Dans les organisations qui ont pris ce virage, l’IA n’est pas présentée comme un accélérateur illimité, mais comme un outil encadré, avec des zones de non-recours assumées. Les politiques de santé ne se contentent pas de rembourser des traitements, elles posent des limites à ce qu’on accepte comme prix de la performance.
Après l’adaptation, la question du « pour quoi »
Au fond, ChatGPT, Ozempic, psychotropes et psychostimulants ne sont ni des ennemis ni des providences. Ils sont des révélateurs. Ils montrent que la capacité d’innovation biologique et numérique a dépassé, de loin, la vitesse d’évolution de nos systèmes collectifs. Et qu’entre les deux, les individus bricolent, s’équipent, se médicamentent, se connectent, pour rester à flot.
La question qui s’ouvre pour la décennie à venir n’est pas de savoir s’il faut ou non ces prothèses. Elles sont là, elles resteront, elles vont encore s’affiner. La vraie question est : à quoi décide-t-on d’utiliser le répit qu’elles nous offrent ?
Pour contourner encore un peu la refonte des systèmes, ou pour la rendre enfin possible ?
Les organisations qui sortiront par le haut de cette période seront probablement celles qui auront appris à jouer avec les vitesses, plutôt que contre elles. À accepter des technologies rapides, des institutions lentes, des humains encore plus lents, et à orchestrer ces tempos au lieu de les nier.
Non pas pour « tenir coûte que coûte », mais pour enfin commencer à réformer le réel, plutôt que de le contourner.
Lire l’article “ Global Anorexie 2030 : de l’Ozempic à la Grande Désincarnation de l’Humain (GDH) “ dans le GEAB (Global Europe Anticipation Bulletin) #196 - juin 2025 et aussi #rethink : Les silhouettes de la faim - prosilience - juin 2025.

