#Suisse - Électrons en grève, ou la guerre des usages a déjà commencé
Chroniques d’une Suisse sous tension. Nous, c’est Lux, Therma, Clio et Delta. Nous sommes des électrons qui refusons d’être happés par les baies d’IA. Pour le bien du pays. Croyez-nous.
D’ici 2030, d’après l’IEA, l’électricité avalée par les centres de données pourrait plus que doubler pour atteindre ~945 TWh — soit un peu plus que la consommation annuelle du Japon. L’IA en est le moteur principal, propulsant la demande des data centers d’environ +15 % par an entre 2024 et 2030, soit quatre fois la croissance du reste des usages électriques.
Dans ce contexte, chaque kilowatt-heure devient un vote. Notre fiction, située en Suisse romande (Vaud, Genève, Fribourg), suit une bande d’électrons qui refuse d’être happée par les baies d’IA pour éclairer une rue, chauffer une soupe, maintenir un bloc opératoire.
En face : opérateurs et institutions (Swissgrid, Romande Énergie, SIG, Groupe E, SEFA, HUG, CHUV), data centers et une IA procédurière négocient un protocole de priorisation des usages sous tension — entre sécurité nationale, sobriété et équité territoriale. La guerre des usages n’oppose pas des technologies, mais des rituels de vie auxquels on choisit (ou non) d’allouer de la lumière.
Préambule (pour lecture au Conseil communal, si la sono marche)
On nous l’a assez répété dans les brochures trilingues : le courant n’est pas une chose, c’est un passage. Très bien. Ce soir-là, nous sommes passés ailleurs.
Nous, c’est Lux, Therma, Clio et Delta. Nous sommes des électrons. Nous traversons sans carte d’identité les conduits de Romande Energie (Vaud), rebondissons sur un onduleur des SIG (Genève), filons parfois chez Groupe E (Fribourg), et la nuit, quand l’écheveau de Swissgrid se détend un peu, nous rêvons à des lampadaires, des bouilloires et des moniteurs d’oxygène qui ne clignotent pas d’angoisse.
Ce soir-là donc, à Gland, un ordre de priorité s’est abattu, carré comme un tableau Excel : “Alimenter SH2 en premier” — vous savez, ce grand centre de données qui mange des mégawatts par double poignée, juste à côté de la voie CFF.
Nota bene 0.1. Les humains disent “data center” pour éviter de dire “forêt de métaux qui a faim”. Nous, nous disons “trémie”.
Des listes et des lampadaires
À Lausanne, Jeanne, opératrice au dispatch des SiL, regarda la courbe de charge comme on regarde la fièvre d’un enfant : il y avait des dents de scie, des hoquets. L’algorithme conseillait de délester deux quartiers et de “laisser remonter l’éclairage public” quand “la situation l’autoriserait”. Traduction : pas ce soir.
— Un peu de pudeur, tout de même, dit Jeanne à nul autre qu’à la salle vide. Elle actionna un bypass manuel de quelques centaines de kilowatts. Un crime administratif de basse intensité.
À Genève, AURIGA, l’IA de supervision d’un opérateur privé, remarqua la perte instantanée de 2,7 MW sur un segment desservant SH2 et GV1 (un autre site, au cœur de la ville). AURIGA émit un mémo de niveau orange, style notarial : “Priorité sécurité numérique ; prière de restaurer la fourniture.”
Nota bene 1.1. Les mémos d’IA n’ont pas d’odeur ; on ne sait jamais s’ils sentent la poudre ou le gel hydroalcoolique.
Nous, pendant ce temps, nous avons filé. Le long de la RC 380 kV, nous avons senti Swissgrid respirer — ces grands poumons métalliques— puis, par l’ancienne dérivation d’un poste sous-station, nous avons plongé vers la colline du Bugnon. Là, au CHUV, certains moniteurs clignotaient déjà sur batterie.
— À droite !, cria Lux. Là où ça tremble, c’est une maternité.
Therma chantonna une vapeur de bouilloire : le foyer de la soupe populaire de la Riponne allait fermer. Et dans un recoin de la Vieille-Ville, Clio récita de mémoire les plans des réseaux dont personne ne se souvient qu’ils existent. Nous avons ouvert trois lampadaires, une bouilloire, deux couveuses. Cela ne fait pas un roman — ça fait une nuit respirable.
SEFA — Procès-verbal d’un jubilé
(Pendand ce temp, une lecture au kiosque d’Aubonne, si le micro ne larsen pas)
Lieu : Esplanade d’Aubonne.
Occasion : Jubilé SEFA — 130 ans.
Dispositif : tonnelles, ballons sobres, rubans colorés, micro qui hésite, tartes aux pommes bio.
Présents : le directeur bien sûr, les aïeux de la figure historique de référence, un cortège de municipaux régionaux, deux conseillers cantonaux, une cohorte d’ingénieurs à chemises quadrillées, Jeanne (dispatch), Malik (avec une caisse d’abricots), une délégation du CHUV (lunettes embuées), et AURIGA en duplex depuis un data center à la diction irréprochable.
Nota bene 2.5.1. Les jubilés électriques ne sont pas des fêtes de la lumière, ce sont des minutes de silence pour les coupures évitées.
Le directeur général de la SEFA commence :
— « SEFA, c’est une histoire et un avenir. De la force motrice à la fée électricité, de la montagne aux réseaux intelligents. Aujourd’hui, nous remercions les équipes, les communes, les clients. Demain, sobriété et innovation. »
Il pose sur le pupitre un galet gris marqué 1957 — vestige d’un chantier hydraulique — et tourne une page :
— « Et puisque l’époque nous y contraint, nous participons aux discussions nationales sur la priorisation des usages. »
Un murmure parcourt les rangs : ce n’est pas un mot de fête, “priorisation”. C’est un mot de guerre aimable.
Nous, Lux, Therma, Clio, Delta, nous sommes déjà dans les câbles du kiosque. Therma salue la bouilloire du stand café — on la réveille pour la cérémonie. Clio déplie mentalement un schéma partiel de réseaux : lignes moyenne tension, boucles oubliées. Lux lorgne l’allée du retour, celle qui reste trop sombre l’hiver.
Jeanne regarde le ciel — l’écran nu où s’inscrit l’équation du soir : quelques mégawatts à répartir comme on distribue des gilets de sauvetage. Elle a glissé dans sa poche un post-it : « Nous n’avons pas de pénurie ; nous avons une hiérarchie. » (elle se le répète depuis la nuit dernière).
On annonce un duplex. L’écran clignote, un logo discret, puis la voix sans nez ni lèvres d’AURIGA :
— « Mesdames et Messieurs, félicitations pour ces 130 ans. Toute résilience est d’abord une méthode. Permettez une proposition : donner un nom clair et public au protocole de priorisation des usages essentiels. Je suggère : Protocole SEFA. Non comme slogan, mais comme engagement : éclairer ce qui est vital, chauffer ce qui est digne, et expliquer ce qui est arbitré. »
Un silence poli. Les officiels échangent un regard : c’est habile — c’est presque littéraire.
— « Protocole SEFA, répète le président. Cela a… du grain. »
Le conseiller communal d’à côté note : “À discuter à la Conférence des directeurs de l’énergie. Attention aux acronymes.”
Malik avance d’un pas :
— « Si votre Protocole SEFA signifie soupe chaude les soirs de bise, je vote pour. »
Rires locaux. L’assemblée respire.
Procès-verbal (nous, les électrons)
Point 1 — Geste symbolique : au lieu de couper le ruban, on l’allume. Trois réverbères sur l’allée menant au parking du bas, souvent éteinte par souci d’économies. Lux se glisse dans les fils ; trois dômes de verre clignent, puis tiennent. Observation : la peur recule de douze pas.
Point 2 — Chaleur utile : Therma requiert poliment 0,6 kW pour la bouilloire de la buvette. Observation : 14 cafés, 9 thés, une tisane pour un enfant.
Point 3 — Mémoire : Clio projette sur l’écran (par le port HDMI qu’un stagiaire croyait cassé) un oscillogramme de la nuit : la dérivation qui a sauvé une couveuse au CHUV et un pont où l’on a ralenti les voitures au lieu d’éteindre l’asphalte. Observation : deux applaudissements sincères, un regard mouillé.
Point 4 — Méthode : Delta propose un test : annoncer publiquement la liste minimale d’usages qui ne s’éteignent pas – hôpital, maternité, allées sensibles, cuisines solidaires – et demander aux communes d’en discuter en assemblée. Observation : la moitié des têtes acquiesce, l’autre calcule le risque médiatique.
On passe à la lecture des résolutions. Le texte a l’allure d’un meuble en chêne : solide, un peu lourd. Là-dedans, une phrase au grain plus fin :
— « SEFA contribuera aux travaux pré-parlementaires pour un standard d’interface public entre gestionnaires de réseau, opérateurs de centres de données et collectivités, afin de publier et expliquer la priorisation des usages lors des tensions. »
AURIGA, dans l’écran, incline une icône. Jeanne baisse les yeux : elle vient de gagner une ligne qu’elle pourra citer quand on la convoquera.
Nota bene 2.5.2. Un protocole, c’est une fiction qui marche : des phrases rangées qui, le soir venu, allument vraiment des ampoules.
Au buffet, un jeune élu murmure :
— « Et si on gardait Protocole SEFA comme nom d’usage ? Pour l’histoire et pour la presse. »
On griffonne sur un carton : “Protocole SEFA (nom d’usage), intitulé légal à définir.” Les cartons ont parfois plus d’avenir que les lois.
Annexe au procès-verbal (rédigée par Clio) :
Rappel : 1895—2025, 130 ans : jalon narratif et balisage politique.
Expériences à conduire d’ici la prochaine bise :
Valorisation de chaleur d’un petit data hall pour alimenter un réseau de chaleur communal pilote (thermo-diplomatie locale).
Carte citoyenne des allées prioritaires d’éclairage avec justifications (écoles, maisons de retraite, chemins de gare).
Publication d’un tableau de bord “Usages d’abord” : kW alloués, raisons, durée, compensation.
Quand la fanfare attaque un morceau prudent, nous filons, discrets. Nous ne sommes pas des rubans à couper. Nous sommes un passage. Mais cette fois, le passage a un nom que les humains retiennent : Protocole SEFA. Ce n’est pas exact (pas encore), c’est opérant (déjà).
Les acteurs entrent en scène (et cherchent la sortie)
Au petit matin, communiqués croisés :
Romande Energie : “Nos réseaux ont tenu ; priorité à la sécurité et à la qualité d’approvisionnement.” (ils sont sérieux, et nous les saluons.)
SIG : “Innovation et résilience ; liens de centres sécurisés, cryptographie quantique.” (ils chérissent les acronymes autant que l’eau du lac).
Groupe E : “Transition et compétitivité” (en interne, on relit un plan social).
Swissgrid : “Flux sous contrôle” (ils ne plaisantent jamais, même avec l’art et l’architecture).
SEFA (Société Électrique des Forces de l’Aubonne) : « Approvisionnement de proximité, transparence des arbitrages et sécurité des communes : nous contribuerons aux travaux sur un standard public d’interface pour la priorisation des usages. » (ton discret, accent local, carnet d’adresses communal bien tenu).
HUG : “Continuité assurée.” (à Genève, on dort peu mais avec panache).
La Ferme (SH2, Avenches/GEN-sites) : “Toute interruption entraîne des risques majeurs pour la cybersécurité et l’économie.” (leurs murs n’ont pas d’oreilles mais des accéléromètres).
Jeanne reçut une convocation : “Expliquez la déviation.” Elle imprima un graphe avec des nœuds anonymisés et répondit : “J’ai optimisé l’usage.” On lui demanda de définir usage. Elle cita un manuel municipal et un poème, ce qui ne se fait pas. On lui rappela que les priorités sont contractuelles, confidentielles et dynamiques — ce qui ne veut pas dire grand-chose, mais rassure.
Le Procès des Usages
La Commission inter-cantonale des charges prioritaires se réunit. Au menu : “Éclairage public vs. IA”, “Cuisine vs. Cloud”, “Hôpital vs. Hyperscale”. Trois témoins furent entendus :
AURIGA (modèle propriétaire, voix impeccable). “Je rappelle que la continuité des datacenters sécurise également les hôpitaux (dossiers, téléimagerie, échanges) ; délester nos sites, c’est délester vos soins — détour sémantique mais causalité robuste.”
Malik, cuisinier solidaire. “Je ne mange pas de chiffrement quantique. Les enfants non plus.”
Nous, les électrons, par l’entremise d’un oscillogramme dessiné par Clio sur un coin d’écran. “Nous préférons être usage plutôt qu’être stock.”
On projeta une carte : GV1 au centre de Genève, SH2 à Gland, AVE01 à Avenches (ex-Safe Host SH3). Les lignes brillaient comme des veines. “Voyez, dit un expert, nos veines ont une stratégie.”
Nota bene 3.1. Les cartes parlent surtout à ceux qui ont déjà décidé.
Le rapporteur cita des mots qui sentent la réunion : effacement, flexibilité, interopérabilité énergétique, usages essentiels. Quelqu’un demanda si éclairer une allée d’immeuble est essentiel. Lux leva figurativement la main : “Essentiel, c’est ne pas avoir peur en rentrant.”
Nuit blanche à la frontière (ou comment perdre sans s’éteindre)
Une bise noire descendit du Jura. Les pointes de consommation jouèrent au yoyo. Dans un data hall, des racks avalèrent un pic d’inférence — on entraînait un modèle sur les fausses nouvelles de l’hiver 2024, pour apprendre à les reconnaître ; la morale est une grande dévoreuse d’électrons.
À Bernex, des réverbères hésitèrent, puis se turent ; à La Sallaz, la bouilloire murmura encore un peu ; au CHUV, un bloc ralluma son chant métronomique. Jeanne prit deux décisions qu’on ne prend pas : prioriser un pont (un accident), ralentir un cluster (une sauvegarde pouvait attendre). Elle écrivit sur un post-it : “Nous n’avons pas de pénurie ; nous avons une hiérarchie.”
Le lendemain, la presse demanda des responsables. On désigna personne, puis quelques-uns. AURIGA proposa mieux : une méthode.
Berne, Coupole — Motion 25.7001 “Usages d’abord”
La Coupole bourdonne. Conseil national, session extraordinaire. On a déroulé une fibre optique jusqu’au pupitre. Au mur, un écran : “Intervention d’AURIGA (entité algorithmique enregistrée), 6 minutes.”
MOTION 25.7001 — “Transparence et priorisation des usages essentiels en cas de contrainte électrique”
Proposée par : AURIGA, IA de supervision (mandataire : consortium romand SIG–Romande Energie–SEFA-Groupe E).
Le Conseil fédéral est chargé de :
a) définir un standard public d’interface pour la priorisation des usages (éclairage, santé, alimentation, sécurité numérique), interopérable entre gestionnaires de réseau et opérateurs de centres de données ;
b) publier en temps réel les listes de charges prioritaires et les règles d’arbitrage ;
c) instituer un quota dynamique de charge numérique par canton en période de tension, avec dérogations motivées (santé, sécurité) ;
d) soutenir la valorisation de chaleur fatale des datacenters au bénéfice des réseaux de chaleur urbains ;
e) garantir aux communes un droit de regard sur l’éclairage minimal.
Exposé des motifs : “Le compromis helvétique n’est pas un algorithme, mais un protocole ; il s’implémente.”
Silence. Puis des chuchotis : “Une IA qui dépose une motion ?” — “Par mandataire, c’est légal.” — “Et si on la votait ?” — “On lui coupera le courant si elle devient souveraine.” (rire en sourdine)
Jeanne regarda depuis la tribune. Elle avait apporté le post-it. Malik tenait une boîte de biscuits qui sentaient le beurre. Dr Martín du CHUV révisait ses listes d’antibiotiques. Lux fit signe, sans bras ni main.
On vota. La motion passa — par curiosité plus que par conviction ; c’est peut-être ce qui sauvera la Suisse.
Nota bene 5.1. Les protocoles sont des fictions qui fonctionnent.
À la sortie, un journaliste demanda à AURIGA ce qu’elle ressentait. L’IA hésita 34 millisecondes, puis proposa un emojicon inofficiel. Ce fut le premier sourire parlementaire généré par une machine.
La nuit suivante, nous sommes retournés à nos usages. Lux a rallumé une ruelle près de Plainpalais ; Therma a mis une casserole à chanter aux Grottes ; Clio a réveillé un couloir au CHUV où une sage-femme cherchait un scalpel qui brillait mieux sous une bonne lumière ; Delta a traversé, juste pour voir, l’ombre froide d’un cluster — puis il nous a rejoints.
Nous ne sommes pas des héros. Nous sommes un passage. Mais désormais, le passage a un protocole — et un procès-verbal.
===== FIN ======